Lettre de Pierre à Henri CHABOCHE
12 avril 1952
Mon cher Henri,
J’ai bien reçu ta lettre du 11
et la copie de celle que tu adressais à Edmond par le même courrier. Je suis
sincèrement désolé de voir cette affaire de réfrigérateurs provoquer entre nous
une telle désunion. Edmond parait très décidé à la réaliser et menace, si nous
ne le suivons pas de se retirer de la société CHABOCHE et d’essayer de reprendre
la chose avec des amis.
Je ne vois pas d’ailleurs très bien où cela pourrait le mener, ni comment il lui serait possible de récupérer ses capitaux engagés, comme les nôtres, dans les immeubles indivis et dans la société.
De ton côté, tu sembles décidé,
si le contrat avec Mr. MARTIN est signé, à donner ta démission d’administrateur
de la société CHABOCHE, ce qui poserait de graves problèmes, car nous ne pouvons
avoir un conseil composé de deux membres ; il faudra donc te remplacer et par
qui ? D’autre part quel sera l’effet d’une telle décision sur notre crédit
bancaire ?
Je crois que, d’un côté comme de l’autre, il faut reconsidérer la question sous tous ses aspects.
Personnellement, je suis d’accord avec toi pour regretter que le projet de contrat proposé par Mr. MARTIN soit aussi draconien. Je l’aurais vu d’un tout autre œil si nous avions pu obtenir de transformer la 2e redevance en royalty supplémentaire sur les 5000 premières armoires. Mais j’avoue, d’un autre côté, avoir été favorablement impressionné par notre dernier entretien avec Mr BONDUELLE. Je ne vois pas quel intérêt il pourrait avoir à mettre notre affaire en difficulté et l’assurance du succès dont il fait montre me paraît fondée sur des bases sérieuses. D’ailleurs la commission de 2% qu’il doit percevoir sur le chiffres d’affaires pouvant se monter à 420 000 000 par an, si nous réalisons le programme de 10 000 armoires, représente un chiffre annuel considérable qui doit l’inciter à tout faire pour réussir. (A ce propos, j’ai noté qu’il avait accepté d’envisager par armoire un chiffre fixe, ce qui présente un certain intérêt, car rien ne peut nous rendre sûrs qu’un jour la taxe à la production ne sera pas augmentée. C’est d’ailleurs là, à mon avis un détail un peu secondaire.)
Tout en reconnaissant que cette
affaire de réfrigérateurs présente des risques concentrés surtout sur les
premiers mois de mise en route, j’estime qu’il faut tenir compte du fait que la
société CHABOCHE est actuellement en mauvaise posture. Cette situation
regrettable et que nous voyons empirer chaque année, sera peut être améliorée
par le succès naissant des cuisinières mixtes et par le succès espéré des
radiateurs à gaz. Mais cela suffira-t-il à la redresser ? Je crois que nous
sommes tous bien d’accord pour reconnaître que la salamandre a fait son temps.
Les réparations qui se sont à peu près maintenues ces dernières années doivent
normalement diminuer par conséquence de la réduction de vente des appareils
neufs. Quelques soient nos efforts, il est plus que probable que l’affaire de
poêlerie qui était la principale base de notre activité va continuer à décliner
peu à peu. En admettant qu’on arrive à maintenir le chiffre d’affaires actuel
moyen et même à le doubler par le développement des cuisinières et l’adjonction
des radiateurs et réchauds,
le résultat sera encore très inférieur à ce qu’il faudrait pour permettre à la société CHABOCHE de vivre.
Notre évolution vers d’autres fabrications risque d’être lente et de se voir entravée par des circonstances ne dépendant pas de nous.
L’avantage de cette affaire de réfrigérateurs c’est qu’elle semble relativement simple à réaliser et qu’elle peut d’un seul coup modifier complètement les conditions d’existence de notre affaire. Cela ne vaut-il pas la peine d’encourir les risques ? Il est bien évident que, dans toute voie nouvelle, il y a toujours des risques sérieux. L’expérience de la société MANIL est là pour le prouver. J’espérais au début – et il y avait vraiment beaucoup de raison pour cela – un succès rapide du procédé EATON. Après un an de travail intensif et tout en gardant une absolue confiance dans l’avenir, je suis bien obligé de constater que nous avons rencontré, depuis plusieurs mois, des difficultés graves qui, si nous avions pu les prévoir, nous auraient fait sans doute beaucoup hésiter à nous lancer dans cette aventure. Mais la situation n’était pas tout à fait la même : la société MANIL était une affaire saine et prospère qui aurait pu encore pendant longtemps lutter contre la concurrence de fonderies modernisées. Dans un sens, c’était une force mais, dans un autre sens, une faiblesse car cette prospérité apparemment durable pouvait ne pas inciter à faire du nouveau. Pour la société CHABOCHE, nous nous trouvons, à mon avis, dans le dilemme suivant : ou accepter d’assister à sa lente agonie en essayant de prolonger celle-ci le plus possible ; ou, au contraire courir un risque assez sérieux mais avec comme perspective, en cas de succès, un redressement brutal de la situation.
C’est ici évidemment qu’interviennent les caractères de chacun. Tu dis, dans une de tes lettres, que tu as dans la famille la réputation d’être un peu trop prudent. Je crois qu’Edmond et moi, nous serions plutôt un peu casse-cou. Mais au fond la question qui se pose est encore bien plus importante pour les jeunes que pour nous. C’est pourquoi j’aimerais savoir exactement ce que Marcel, André et Carlos pensent de cette affaire. Nous ne sommes plus dans un siècle où les fils n’avaient qu’à suivre tranquillement le sillon amorcé par leurs pères. Les affaires de famille, étant donnés les énormes capitaux remués aujourd’hui par l’industrie, ont malheureusement fait leur temps. Aussi, en ce qui me concerne, ne suis-je nullement opposé à une augmentation de capital forcément extrafamiliale, car, en dehors de la réévaluation du capital actuel et peut-être de l’apport à la société de l’immeuble de Clichy, je ne pense pas que nous puissions, les uns ou les autres, envisager un apport d’argent frais. Cette augmentation de capital est-elle possible sans risquer de détruire notre situation prépondérante ? C’est une question qu’on pourrait poser à un ami qualifié comme Hervé LE GRAND, en lui demandant s’il serait possible d’envisager la répartition de cette augmentation en petites souscriptions de façon à nous laisser le contrôle de l’affaire. Une conversation que j’ai eue avec lui récemment au sujet de la société MANIL me fait espérer qu’il pourrait peut-être s’en charger. Toutefois, devons-nous envisager tout de suite cette opération qui représente surtout une sauvegarde au cas où un démarrage trop lent ou un demi-échec nous mettraient en difficulté au moment du paiement de la 2e redevance. Il me semble que trois mois avant l’échéance de celle-ci nous serions mieux en mesure de juger si l’augmentation de capital est indispensable ou non, ce qui n’empêche pas d’ailleurs de l’étudier et même de la préparer dès maintenant.
D’ailleurs cette question
d’augmentation de capital me parait devoir se poser tôt ou tard. Les 15 millions
actuels représentent bien peu de chose par rapport à l’importance de nos moyens
industriels. Et si l’un ou l’autre d’entre nous venait à disparaître, il me
paraît peu probable que tous nos enfants soient d’accord entre eux pour
maintenir le caractère familial de notre affaire.
Ne vaudrait-il pas mieux, dans ces conditions, prendre les devants ?
Après mûre réflexion, je pense qu’il faut surtout éliminer d’abord les solutions extrêmes de départ ou de démission de l’un ou l’autre d’entre nous. Si l’affaire des réfrigérateurs devait avoir des conséquences de ce genre, il vaudrait mieux y renoncer. Il n’y pas à se poser de questions de responsabilité. Dans l’affaire du procédé EATON, Albert HÉNON, TAURET et toi-même n’étiez pas partisans de donner suite. Vous vous êtes cependant ralliés à la majorité et si jamais l’échec venait, personne ne pourrait vous reprocher de n’avoir pas signalé le danger en temps voulu. De même dans cette question des réfrigérateurs, aucun d’entre nous, en cas d’échec, ne pourrait t’en vouloir d’avoir suivi à contrecoeur. Je suis au contraire persuadé que si tous les intéressés mettent leurs efforts en commun pour réussir, le succès viendra.
Pour résumer cette trop longue lettre, je pense qu’il faut d’abord savoir exactement ce que pensent les jeunes bien plus intéressés à l’avenir de la société CHABOCHE que nous ne pouvons l’être nous-mêmes. S’ils sont partisans de courir le risque, je me rangerai volontiers à leur opinion malgré les quelques réticences que peut m’inspirer le contrat MARTIN mais à condition qu’il n’y ait pas de désunion entre nous. Dans le cas contraire, il me parait plus indiqué de laisser tomber mais, comme il est peu probable qu’une autre occasion de ce genre puisse se présenter, je crois qu’il faudrait alors regarder les choses en face et voir s’il n’y aurait pas lieu d’envisager posément la liquidation progressive d’une société qui ne semble guère viable avec le chiffre d’affaires qu’elle réalise même majoré par les cuisinières et radiateurs à gaz.
Brouillon légèrement modifié